Benoît Clerc Benoît Clerc est à la tête de la section jeu vidéo d'Oeil pour Oeil, une société lilloise bien connue, créée en 1996, qui compte parmi ses activités la conception de sites internet, de séries animées diffusées sur le web et de jeux on et offline. Entre autres, il nous parle de l'industrie des jeux vidéo, de game design, et surtout de Death Dealer, un "jeu de rôle et d'aventure dans un univers barbare" qui promet de faire saliver les fans de Diablo, Fallout et autres Baldur's Gate... A l'entrée, une étagère où s'accumulent les derniers numéros de GEN 4 ou Joystick. Des murs jalonnés de posters Deux Ex, Project Eden, Sin ou Pokémon. Dans les couloirs, des discussions qui font immanquablement référence à Baldur's Gate. Aucun doute : Polygon est arrivé à bon port -nous sommes bien dans les locaux d'An Eye for An Eye, la section jeu vidéo d'Oeil pour Oeil. Benoît Clerc, responsable d'An Eye for An Eye et game designer de Death Dealer, nous accueille dans son bureau tapissé d'esquisses préparatoires et entame une alléchante démo du jeu. Clic, nous enclenchons le magnétophone, et l'interview commence. Polygon : Quel est le concept général de Death Dealer ? Benoît Clerc : Death Dealer est un jeu de rôle et d'aventure dans un univers barbare. Il y a dans le jeu tous les gimmicks, tous les impératifs des jeux vidéo d'heroïc fantasy courants, mais on ne voulait pas d'un univers Tolkien, chapeau pointu, on voulait quelque chose d'un peu plus... violent. On a fait en sorte que systématiquement, l'univers barbare ait son mot à dire. On s'est inspiré de toute la littérature de Sword and Sorcery américaine (Fritz Leiber, Mickael Moorcock, Howard...), mais aussi des mythes primitifs de l'humanité : la quête héroïque d'un personnage qui se dresse contre les Dieux... Certains moments du jeu rappellent certaines scènes des grands récits mythologiques (Prométhée, Gilgamesh, Orphée...). Quel est le scénario ? Les quatre personnages sont les archétypes du jeu de rôle traditionnel, avec un relookage pour les besoins de notre univers. Il y a Gamesh, le guerrier barbare, Chanameh, l'homme chat qui est à la fois l'assassin et le voleur, Ogam, le magicien qui est un shaman et un cyclope, et Méroé, une prêtresse assez douée pour les arts martiaux. Le héros ne combat pas, comme Conan, pour devenir Roi, il se bat pour libérer son peuple. Quant à la progression de l'histoire, elle est imposée : je ne choisis pas dans quel ordre je fais le scénario. Je ne vais pas aller directement tout au sud du monde voir la grande ville dès le début. Avec Death Dealer, on veut aussi raconter une histoire. Le moteur est impressionnant... On a un moteur dont on est pas peu fiers, avec des effets temps réel appliqués à des décors précalculés. Par exemple, les mouvements d'eau, la pluie, le brouillard sont des effets temps réel. Tous ces effets d'environnement auront un effet sur le jeu lui-même : les sorts de feu seront moins efficaces sous la pluie, la brume réduit la visibilité, les personnages sont plus lents dans l'eau... Le terrain est bourré de renseignements qui ont un impact réel sur l'exploration et sur le gameplay. Comment se déroulent les combats ? Ils s'effectuent au tour par tour, façon Final Fantasy, avec un paramètre supplémentaire qui change beaucoup de choses : Death Dealer prend en compte la distance et le positionnement des personnages et des ennemis les uns par rapport aux autres [c'est une sorte de croisement entre Chrono Trigger et Secret of Mana, NDLR]. Les lignes de vue, les lignes de tir et les hauteurs sont gérées également. Combien de personnes travaillent actuellement sur le jeu ? Seize. Il y a deux concepteurs, trois graphistes background, un graphiste en temps réel qui fait les personnages, une chargée de prod, cinq codeurs, trois illustrateurs et un animateur. Le jeu sort quand ? Il sort sur PC mi-2002. On envisage l'éventualité d'un portage X-Box, mais ce n'est pas la priorité. Oeil pour oeil ne sera pas l'éditeur du jeu, mais je ne peux pas en dire plus. Quelle est ton opinion sur le marché actuel des jeux vidéo ? En tant que joueur, elle n'est pas folichonne. Il y a une indigence conceptuelle qui fait peur. A chaque fois que je vais dans un salon, j'ai l'impression de voir, sur 95% des écrans, le même concept : action, 3D temps réel... Il y a plusieurs raisons à cela : le développement est de plus en plus multi plates-formes, et il faut trouver le plus petit dénominateur commun entre les plates-formes. Death Dealer, par exemple, n'est pas évident à adapter sur consoles : on a besoin d'un clavier, d'un disque dur, de beaucoup de Ram... Si on ne fait pas de 3D temps réel, le multi plates-formes n'est pas évident. Il faut aussi que le gameplay soit facile à porter du clavier souris au paddle. Tout cela limite assez fortement le champ des possibilités. Après, il y a les hommes en noir du marketing qui se disent : pourquoi prendre le risque de faire un jeu avec un concept totalement inédit, avec des graphismes qui sortent de l'ordinaire, avec un gameplay innovant, alors qu'on n'est pas sûr que ça marche, et qu'on a des chances de se viander gravement ? Et du coup, ils préfèrent miser sur les shoots à la première personne par exemple. Par an, il y a peut-être deux ou trois jeux qui sortent un peu de l'ordinaire. Y'a
t-il des gens que tu admires particulièrement dans l'industrie des Les gens qui arrivent à faire des jeux sans que le marketing ne leur en impose le concept. Par exemple, Peter Molyneux, qui est à ma connaissance un des rares à avoir cette liberté -qu'il a conquise. Il a démontré qu'il pouvait faire des jeux avec des concepts innovants et qui se vendent, et du coup, il y a toujours des financiers derrière lui pour lui permettre de délirer conceptuellement. Molyneux est le premier nom qui me vient en tête car le très attendu Black and White vient de sortir, mais si tu m'avais interrogé peu après la sortie de Deus Ex, j'aurais peut-être cité Warren Spector. Au départ, qu'est-ce qui t'as attiré dans les jeux de rôle et les jeux vidéo ? La passion du jeu ! Depuis que j'ai douze ans, je passe beaucoup de temps à jouer, à toute sorte de jeux : cartes, dés, plateau, ordinateur... Quant à identifier les raisons profondes et sans doute largement inconscientes qui sont la cause de cet intérêt pour la pratique ludique... J'ai bien quelques idées mais c'est assez intime ! (rires) Quel est ton jeu préféré ? Le jeu auquel je reviens le plus souvent, c'est Heroes of Might and Magic. Parce qu'il est riche, parce qu'il me repose, parce qu'il m'amuse, parce que j'y trouve toujours de nouvelles tactiques... De fait, c'est le jeu que je réinstalle le plus souvent sur mon disque dur. Est-ce que tu considères le jeu vidéo comme un art ? Non, pas du tout. D'abord parce qu'il y a la pression du marché, et ensuite parce que la finalité d'un jeu n'est pas artistique : c'est un loisir. Je ne crois pas que la définition de l'art se résume à ça, et le jeu, ce n'est que ça. Que ce soit du jeu vidéo, du jeu de plateau, du jeu de rôle ou du jeu tout court, le principe même d'un jeu fait que ça ne peut pas être un art et que ça ne le sera jamais. Il faut tout de suite s'ôter cette idée de la tête quand on veut faire un jeu. Si je veux m'exprimer, je vais faire un roman ou autre chose... Mais pas du jeu. Des gens comme Peter Molyneux ne se prétendent pas artiste. Cela n'a jamais fait partie de leur discours ou de leur démarche. Molyneux a la possibilité d'explorer des champs conceptuels que les autres ne peuvent pas explorer, mais c'est un créateur de jeu. Point. Son but est d'amuser les gens qui vont jouer à ses jeux. Je ne crois pas que ce soit le but d'un artiste de faire de l'entertainment. A ses débuts, le cinéma n'était pas non plus considéré comme un art... Le jeu vidéo existe depuis plus de vingt ans quand même. Si ça devait être un art il y aurait déjà des artistes qui se seraient saisis de ce média-là pour s'exprimer. J'ai déjà interviewé des game designers qui, eux, considéraient le jeu vidéo comme un art... C'est flatteur et valorisant de se dire que, parce qu'on est créatif, on est artiste. Mais ce n'est pas vrai. Et ça s'applique à beaucoup de milieux. Ce n'est pas parce qu'on crée quelque chose qu'on crée de l'art. Un sabotier crée des sabots. Moi je suis un artisan du jeu. Pour toi, quel est le rôle d'un game designer ? Le poste de game designer est un métier de contraintes : contraintes techniques, marketing, financières, de production, graphiques... le game designer est au faîte d'un faisceau de contraintes. On est à l'origine des documents qui vont servir de base de travail à l'ensemble de l'équipe. Ces documents doivent être très précisément formulés et très souvent mis à jour au cours du développement. Mais cela ne veut pas dire qu'on est les seuls cerveaux à avoir le droit d'avoir des idées. Le game design est un équilibre très très fragile. Il suffit qu'une arme soit démesurément puissante et le plaisir de jeu est pourri. C'est vrai aussi dans les jeux de société, de plateau, de rôle ou de carte. Combien de cartes Magic, par exemple, ont été éliminées du tournoi car elles étaient trop balèzes par rapport aux autres et que les concepteurs s'en sont aperçus quelques semaines après la sortie de l'extension ? Qu'est-ce qu'un bon jeu selon toi ? Un bon jeu qui marche vraiment, pour moi cela ne repose pas sur la technique ou le graphisme mais sur le concept. Regarde Pokémon, qui s'est vendu à au moins 30 millions d'exemplaires : les graphismes sont laids, mais l'idée accroche les gens. Comment envisages-tu le futur des jeux vidéo ? Je ne vois pas de raisons pour que quelque chose change dans l'industrie des jeux vidéo. Il y aura toujours quelques électrons libres qui seront suffisamment talentueux ou géniaux pour attirer des financeurs qui leur feront confiance et qui les laisseront délirer. Mais la grande majorité des productions seront des clones des produits qui marchent. Avec ce phénomène nouveau qui, à mon avis, va encore accentuer tout cela : la convergence entre les plates-formes qui fait qu'il faut que le gameplay, les graphismes, la technique... soient facilement portables de plate-forme à plate-forme. Je crois que l'indigence conceptuelle va être de plus en plus marquée pour ces raisons. Mais le progrès technique est encore très important dans les jeux vidéo. On est encore très soumis à la technologie. Dans cinquante ans, quand on sera capable d'afficher en temps réel des images complètement photoréalistes, je ne vois pas ce qu'on pourra faire de mieux. Peut-être qu'on va arrêter d'acheter une nouvelle machine tous les six mois. Peut-être qu'il y a des jeux qu'on ne peut pas encore réaliser ou pas encore imaginer parce que la technique ne permet pas encore de les faire. Je pense aux jeux en réseau par exemple. J'ai depuis longtemps une idée en tête, qui ne peut pas être faite pour l'instant. Il y a encore cette ouverture-là. Propos recueillis par Pierre Gaultier. Interview publiée en juillet 2001. Vous voulez réagir à cet article ? Contactez-nous : vos critiques, vos apports, vos réflexions nous intéressent au plus haut point ! Précisez le nom de l'article dans le titre de votre mail. |
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