Christophe Delpierre Le journalisme spécialisé est un métier extrêmement convoité -énormément de candidats, très peu d'élus. Cette inaccessibilité fait rêver de nombreux gamers qui se font une image souvent idéalisée et partiellement fausse de la profession. En interviewant Cyril Berrebi, rédac chef adjoint de PC Jeux, et Christophe Delpierre, pigiste pour Joypad et PS2 Mag (où il est connu sous le nom de Dave Martinyuk), Polygon a voulu lever le voile sur tous les aspects d'un métier finalement mal connu : points positifs et négatifs, organisation d'une rédaction, travail au quotidien, relations avec les éditeurs et développeurs, concurrence entre mags, nature et influence du lectorat... Deux interviews sans langue de bois. Polygon : Comment es-tu entré dans la presse jeux vidéo ? Christophe Delpierre : J'étais en seconde, je devais réaliser un dossier d'économie sur une entreprise, et j'ai interviewé un rédac chef de magazine, Pierre Valls. A l'époque il faisait Amstrad Cent Pour Cent dans un petit appartement à Gentilly, et il m'a dit qu'il cherchait des pigistes. Comme j'étais super timide -j'avais quinze ans et demi-, je ne me suis pas trop imposé. Quinze jours après, je n'en pouvais plus, et j'ai finalement rappelé pour savoir comment il fallait faire pour entrer dans la profession. Pierre m'a dit d'écrire quelques articles et de lui montrer. J'ai donc réalisé six ou sept articles sur des jeux CPC, Pierre m'a dit que c'était pas mal, qu'il y avait des trucs à revoir mais qu'on pouvait faire quelque chose. Et il m'a donné directement un truc à faire pour le numéro suivant ! Mon premier article est paru dans le numéro 14 d'Amstrad Cent Pour Cent, en avril 90 je crois. J'étais payé au nom de mon père à l'époque, parce qu'officiellement je n'avais pas le droit de travailler ! J'ai ensuite toujours gardé un pied dans le milieu. Même si j'écrivais un ou deux trucs par mois en gagnant seulement 800 balles ce n'était pas grave. Ce qui m'intéressait, moi, c'était le boulot. C'était le début, tout était à découvrir et c'était super passionnant. Après, j'ai décidé d'arrêter les frais avec les études, et le jour où j'ai voulu entrer dans la vie active, je n'ai pas eu de problèmes. Mais je n'avais pas le droit de me planter : c'était ça ou rien ! Chris a volé les lunettes de Bernard Pivot. Quels sont les avantages du métier ? Je suis pigiste et je n'ai jamais voulu changer de statut, pour plusieurs raisons : 1. Le pigiste n'a pas d'horaires : tu peux te lever quand tu veux et tu as une liberté absolue ; 2. Le pigiste travaille quand il veut : si tu veux tout faire au dernier moment et passer une nuit blanche, ça te regarde, si tu veux étaler ton travail, ce qui est plutôt mon cas, tu peux le faire aussi ; 3. Le pigiste gagne bien sa vie a priori -si tu écris pour plusieurs magazines et que tu te démerdes bien. En ce moment c'est un peu le creux de la vague, le milieu ne va pas très bien, mais jusqu'à présent je n'ai jamais eu vraiment à me plaindre ; 4. Le pigiste n'a pas de responsabilités : pas besoin de prendre des pilules pour soigner ses ulcères à l'estomac, ni de te prendre la tête. Par exemple, Olivier Scamps, qui a été rédac chef de Player One puis a ensuite eu une occasion en or chez Hachette [un poste de directeur des rédactions de Joypad, Joystick et PS Mag, NDLR], gagne super bien sa vie, mais il a des responsabilités que personnellement je ne voudrais jamais prendre. Il n'écrit plus, et il s'occupe principalement des aspects plus commerciaux ou stratégiques, qui sont très importants, certes, car sans ça tu n'as plus de magazine. Moi, j'adore écrire, j'adore jouer, et testeur c'est le truc parfait. Honnêtement je ne sais pas quand je changerai de boulot. Effectivement plus tu vieillis plus on te dit : "Putain, t'en as pas marre, c'est pas un peu gamin ?". Mais je m'en fous, je suis très content comme ça. Et le milieu se professionnalise pas mal, certains journalistes sont là depuis longtemps -je suis là depuis plus de dix ans par exemple. Quels sont les inconvénients du métier ? Franchement je n'en vois aucun. Comment est-ce qu'on pourrait se plaindre ? On gagne vraiment pas mal notre vie -tu peux gagner 12.000 balles nets en ayant une semaine tranquille dans le mois, on ne fait pas huit heures par jour comme à l'usine, les gens avec qui tu bosses sont cool, on travaille à notre rythme... Il faudrait vraiment être super difficile pour trouver à redire. Alors bien sûr, parfois, on te demande de rédiger un papier pour le lendemain, et quand tu es fatigué ce n'est pas évident... Pourrais-tu me décrire une journée typique ? Une journée typique, pour moi -bon, attention, je ne veux choquer personne- c'est lever vers midi, treize heures. Après je me pointe à la rédac vers 15 heures… quand j'en ai besoin -je peux très bien rester chez moi parce que j'ai un truc à écrire. Je regarde mes mails, je fais des captures d'écran, et je me casse aux alentours de 18-19 heures si je n'ai rien d'autre à faire. Le truc, c'est que je travaille surtout le soir, voire la nuit. Mais il n'y a pas vraiment de journée typique, ça peut vraiment changer. Il te faut combien de temps environ pour faire un papier ? En gros, pour écrire un test standard de deux pages, je mets environ un jour et demi, le temps de jouer au jeu, d'écrire le papier, de faire les photos... Mais bon, c'est en ne faisant vraiment que ça ! Selon le genre d'article que tu dois rédiger (news, test, interview, etc) le temps de travail est toutefois très variable. En moyenne, j'écris entre 20 et 25 pages par mois. Le maximum que j'ai fait c'est 36, je m'en souviens encore. Mais c'était spécial : j'avais des impôts à payer en septembre… Comment se passe l'attribution des papiers ? Assez naturellement. Un tel connaît mieux telle ou telle série, tel ou tel genre de jeu... Quand un rédacteur a fait beaucoup de papiers dans un seul numéro, il est a priori moins "gourmand" le mois suivant. Moi j'ai besoin d'un minimum pour payer mes factures et être tranquille, mais je n'en demande pas plus, car le temps que tu passes à ne pas travailler c'est du temps libre. C'est génial. Tu n'as pas besoin de venir ici pour faire acte de présence. Dans certains métiers, il faut que tu sois là parce que tu es payé pour, alors que parfois tu n'as rien à faire -tu joues à l'Othello sur ton PC, tu passes des coups de fil à tes potes, tu surfes... C'est n'importe quoi. Autant rester chez toi et faire des trucs, sortir... La salle lééééégendaire où travaillent les pigistes de Joypad (cliquer pour agrandir) Comment se passe le travail avec les rédac chefs ? On est assez indépendants, car on sait ce qu'on a à faire. Après, on a des rubriques dédiées, qu'on gère tout seul. Ce que les rédac chefs veulent surtout savoir, c'est ce qu'on fait et quand on le rend. Sur des sujets vraiment spécifiques, par exemple un voyage de presse, on demande qui a envie d'y aller. Ca se fait assez naturellement. Et le travail avec les maquettistes ? Si tu as des remarques particulières, tu fais des notes maquette dans ton texte en corps 24, pour qu'on ne les rate pas. La plupart du temps tu n'as rien à dire, mais parfois tu peux demander d'utiliser une typo écriture à la main car c'est adapté à tel ou tel endroit de l'article, ou de faire des encarts de telle couleur... Tu peux aussi travailler avec les maquettistes pour les "gros" dossiers, pour qu'il n'y ait pas de problèmes de légendes, ou pour faire d'éventuelles coupes lorsque le texte est trop long. Comment s'étale la création du mag sur un mois ? Si on prend l'exemple de Joypad, on commence à travailler le 25 du mois à peu près. On écrit les articles, on les envoie à Trazom, qui les relit une première fois avant de les envoyer aux secrétaires de rédaction (SR). Les pages sont ensuite montées au fur et à mesure par les maquettistes. Leur travail terminé, les maquettistes impriment alors ce que l'on appelle des sorties papier, qui sont relues une nouvelle fois par Traz, les SR et les pigistes, s'ils sont là. Ils notent les corrections à faire pour que les maquettistes mettent un point final à tout ça. Quand tout semble ok, les fichiers informatiques partent chez le flasheur. Ne reste plus alors que le processus de fabrication. Tout cela se passe assez rapidement, puisque la date limite de bouclage -le dernier jour de rendu des papiers- peut être fixée pour le 10 ou le 12 du mois suivant… Quel est le rôle des rédac chefs ? Ils ont un rôle de coordination, ils s'occupent des plannings, ils appellent les éditeurs, ils dispatchent le travail, ils relisent, ils jugent de plein de trucs qui vont être faits dans le mag -comme le nombre de pages de pub. C'est très contraignant car très modulable la pub, tu peux en avoir d'un seul coup deux pages qui tombent, mais c'est de l'argent qui peut difficilement être laissé de côté car il faut que ça tourne. Je suppose que selon le mag, tu as plus ou moins de liberté par rapport à ce que tu peux écrire... Oui, mais on en a quand même énormément. Dans PlayStation Magazine, on a écrit des trucs que tu ne trouverais pas dans l'officiel anglais par exemple, qui a mis 9 ou 10/10 à tous les Tomb Raider, et qui est vraiment super grave... Aucune crédibilité. On a eu une fois un problème avec Le monde des bleus, que Sony supportait à fond mais que nous n'aimions pas trop de notre côté. Il y a eu une prise de bec, mais c'est la seule que j'ai vu depuis que je suis là -et encore ce n'était pas vraiment très grave. Sony avait misé plein de thunes sur Le monde des bleus, avec un marketing de la mort, et ça leur foutait les boules que l'officiel ne soutienne pas le produit. Quelque part, tu peux les comprendre. Autrement ils ne nous imposent jamais rien. Ils sont clean à ce niveau-là. On met d'ailleurs presque toujours les mêmes notes dans Joypad et dans PS Mag, à un point près peut-être de temps en temps. Non, le seul vrai "problème", dans PS Mag, c'est qu'il faut être grand public. Dès que tu parles de scrolling ou de beat'em up, ça commence à poser un problème. C'est lourd. D'un autre côté c'est le grand public qui achète, donc tu ne peux pas y échapper.
Un Chris caricaturé façon South Park par Kendy de Joypad. Hi hi hi. Comment se passent les relations avec Sony pour PS Mag ? Ils nous permettent d'utiliser le nom, et nous fournissent le CD de démo -mais on le paie, dix francs l'unité je crois. Le mag coûte cher (49 francs), mais il nous coûte également cher à fabriquer. Voilà pourquoi il est nécessaire d'en vendre beaucoup. Depuis la sortie de la PS2, les magazines se vendent moins bien, parce qu'on a divisé le lectorat en proposant d'un côté PSone, et de l'autre PS2 mag. Mais nous avons arrêté PSone depuis peu par manque d'actualité sur cette console. PS2 Mag va désormais s'enrichir d'un cahier PSone spécial. En combinant les deux, nous allons bien voir si les ventes remontent. Pour un article comme "Le jeu vidéo peut-il être considéré comme une forme d'art ?" dans PS2 Mag 52, comment ça s'est passé ? Qui a eu l'idée de l'article ? Je crois que c'est Jean-François [Morisse, le rédac chef]. Pour les sujets de réflexion, on discute souvent entre nous, on voit quelles pistes on pourrait explorer, qui on pourrait contacter... Pour la définition de l'art, qui était très importante dans l'article, je me suis vraiment pris la tête, et j'ai eu l'impression d'avoir oublié de dire plein de choses. J'ai quand même eu de la chance de tomber sur une longue citation de Paul Valéry parfaitement adaptée au sujet, que j'ai placée dans le papier. Comme d'habitude pour ce genre d'articles, j'ai passé des heures et des heures sur le Net à regrouper et recouper des informations, j'ai lu des sites de philo, et après j'ai remanié tout ça à ma sauce. Pour rédiger ce genre d'articles, je mets deux, trois, quatre voire cinq jours. Bon, évidemment, je ne fais pas que ça… Il faut tout de même prendre le temps de faire un plan, commencer à écrire, réorganiser ses recherches, trouver des visuels, mettre une touche finale au texte etc. C'est parfois difficile, mais ça m'intéresse -ça m'ennuierait de ne faire que des tests. Comment se fait-il qu'une rubrique de réflexion existe dans PS2 Mag ? C'est assez courageux comme démarche... La rubrique "Réflexion" (anciennement le "Portrait") vient d'une volonté délibérée de Jean-François Morisse de "cultiver" une rubrique à part, pour réaliser un magazine "à plusieurs niveaux". PS Magazine se vend bien de toute façon, et on peut se permettre cela. C'est un peu paradoxal car on ne joue pas la facilité alors que l'on a tout pour ne pas nous prendre la tête. Je suis d'ailleurs persuadé que cette rubrique -que j'appelle la rubrique "Arte"- n'est pas la plus lue du magazine, loin de là. Mais tant pis. Je t'avoue que je préfère travailler dans une rédac qui autorise ça plutôt que n'importe où ailleurs... Quelle est ton opinion sur la presse jeux vidéo française ? Le problème qu'il y a en ce moment, on le doit essentiellement à Future France, anciennement Edicorp, qui a voulu noyer le marché en sortant plein de titres. Ils sont arrivés avec une mentalité de mastodontes, avec l'intention de couler tout le monde. Je trouve ça nul. Ils se sont fait concurrence à eux-mêmes et se sont pas mal plantés. C'est dommage car il y a là-bas des gens que j'aime bien, et qui sont complètement démotivés. FJM Publications a la même mentalité, mais avec beaucoup moins de moyens. Le résultat est effarant, pour ne pas dire navrant... Est-ce que tu as l'impression que le public a changé depuis le début que tu écris ? J'ai l'impression que le public a grandi, mais qu'il s'est un peu dilué au niveau de la "hardcore attitude" si tu vois ce que je veux dire. Le côté grand public m'embête un peu. Moi j'aime bien faire des articles très pointus. Tu as toujours une frange de hardcore gamers -et tu en auras toujours-, mais je n'ai pas l'impression que ce sont eux qui te font vivre et qui achètent. Joypad est l'exception, mais il ne se vend pas super bien non plus -il doit faire une diffusion payée de 30.000 exemplaires, à peu près. Les canards multi plates-formes sont ceux qui se vendent le moins bien de toute façon. Les mags dédiés à une seule console marchent souvent bien plus. PlayStation Magazine, à la belle époque, cartonnait parfois à plus de 200.000 exemplaires par mois. C'était hallucinant. Que penses-tu de la qualité générale des articles dans la presse jeu vidéo ? Je ne vais pas juger le travail d'autrui, je ne suis pas là pour ça. En revanche, je me pose une question : je me demande si la qualité des papiers influe sur le nombre de ventes, et si cela sert vraiment à quelque chose de se casser le cul. Je m'emporte un peu là, mais bon… Il arrive heureusement, parfois, que des gens t'écrivent pour te dire qu'ils ont apprécié un de tes papiers, et ça te redonne un peu la foi. C'est particulièrement marquant lorsqu'on te parle d'un article que tu as écrit bien des années auparavant. Mais il y a des magazines que j'ai toujours trouvé médiocres -où les mecs écrivent n'importe quoi et n'importe comment, ne connaissent pas grand-chose et mettent des notes qui ne sont pas justifiées- qui se vendent au moins autant que nous... Ca, ça m'énerve. Maintenant je ne dis pas que toute la concurrence est mauvaise, loin de là. Au final je dirai que tout est une question d'investissement personnel : si tu veux faire les choses correctement, tu le fais, si tu préfères écrire de la merde, ça te regarde aussi... Je crois qu'il faut avoir un minimum de respect pour les lecteurs, même s'il n'y en a que 5% qui apprécient vraiment ce que tu écris. C'est pour ces 5%-là que tu vas essayer de faire des efforts… Propos recueillis par Pierre Gaultier. Interview publiée en décembre 2001. Vous voulez réagir à cet article ? Contactez-nous : vos critiques, vos apports, vos réflexions nous intéressent au plus haut point ! Précisez le nom de l'article dans le titre de votre mail. |
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