DOSSIERS
Game On

Après avoir attiré 165.000 personnes à Londres, Edimbourg, Helsinki et Tilburg, la monumentale expo Game On, célébration de l'art, de la culture et de l'histoire du jeu vidéo, s'installe au Tri Postal de Lille, sur 2000 m², du 19 mai au 8 août 2004. Evénementiel, mais pas toujours convaincant.

"Le jeu vidéo est un art à part entière, complet, moderne, car il fait dialoguer des techniques et des formes artistiques diverses". Nous sommes au vernissage de Game On et c'est Martine Aubry, maire de Lille, qui parle. Hum… Pause. Comment en sommes-nous arrivés là ? Historique accéléré : la PlayStation sort en Occident en 1995, Lara Croft fait la une de The Face et Libération en 1997, la première conférence académique internationale sur le jeu vidéo se tient en 2001, le premier site universitaire sur le sujet est mis en ligne la même année, l'école Supinfogame ouvre à Valenciennes en 2002, suivie, en 2004, de l'école nationale du jeu et des médias interactifs numériques à Angoulême… En dix ans, le jeu vidéo sera passé du statut de jouet méprisable à celui d'objet culturel et esthétique valide, en partie reconnu par le grand public, les médias et les institutions scolaires. Ne manquait plus que l'aval du milieu de l'art. C'est l'expo Game On qui le fournira en 2002. Plus de 50.000 personnes visitent les 1500 m² que le prestigieux Barbican de Londres consacre à l'événement, lequel est favorablement accueilli par la presse spécialisée comme généraliste (sensible à la caution et la crédibilité instantanées apportées par le lieu) : c'est un succès. En apparence, en tout cas.

Une expo jouable

L'expo est donc arrivée à Lille. On ne sera pas déçu si l'on y vient pour découvrir quelques pièces historiques (voir photos), pour s'amuser (plus de 140 classiques sont jouables, de toutes les époques, sur toutes les machines, de Space War à Halo en passant par Outrun ou Mario 64), pour goûter à des dizaines de madeleines de Proust numériques (ces jeux qui valent autant, voire davantage, pour les souvenirs émus qu'ils ravivent en nous que pour leur intelligence et originalité de conception), ou pour se délecter de quelques raretés : des Pachinko ; la simulation de train jap Densha de Go ! et son tableau de bord ; l'intimidant Tekki, jeu de mecha au réalisme râpeux et au pouvoir immersif délirant (cette manette à quarante boutons !) ; l'étonnant Action Ping-Pong, fierté du développeur sud-coréen D-Gate, où l'on tient une raquette dont les mouvements sont traduits à l'écran avec précision par 14 capteurs ; ou encore Drive, jeu de course uniquement fondé sur le son.

Un vrai regard sur le jeu vidéo ?

On peut aussi venir à Game On dans l'espoir d'y découvrir un vrai regard sur le medium. Et là, on sera déçu. Si l'expo parvient à illustrer la grande diversité et la richesse des expériences procurées par le jeu vidéo (tour à tour sport, spectacle, récit, système…), elle n'explicite guère l'importance, l'influence et la singularité culturelles, créatives et artistiques des jeux, séries et auteurs présentés. C'est vraiment dommage, surtout lorsqu'on sait que la gestation de l'expo anglaise a duré quatre ans. Chaque jeu est accompagné de quelques infos succinctes (date, machine, éditeur, développeur, principe), et c'est tout. Les chefs-d'œuvre montrés auraient amplement mérité un minimum d'éclairage critique. Pas un mot, par exemple, sur la structure space opera ouverte, révolutionnaire et infinie d'Elite ; sur l'indépendance farouche de Jeff Minter, créateur hippie du psychédélique, addictif et incandescent Tempest 2000 ; sur la hardiesse des multiples niveaux de lecture de Metal Gear Solid 2 ; sur la synergie suprêmement sophistiquée entre gameplay et animation qui caractérise les jeux de baston –et notamment Street Fighter 2- ; ou sur la démarche poétique de Miyamoto –le père des Mario et des Zelda-, qui conçoit l'architecture de ses univers et les mouvements de ses personnages de manière à nous communiquer les sensations qui l'habitaient quand, dans son enfance, il découvrait des grottes ou des chemins dans les forêts de la campagne japonaise.

Certes, le Barbican a constaté que 99% des visiteurs ne lisaient pas les écriteaux explicatifs associés aux différentes sections. Certes, l'ambiance assez bruyante n'est pas forcément propice à la réflexion. Certes, des conseillers sont censés répondre aux questions des visiteurs concernant le fonctionnement d'un jeu ou sa place historique (dans la pratique, c'est moins vrai). Mais Game On a la prétention de faire reconnaître le jeu vidéo comme un art important et profus, et elle ne fournit guère d'arguments à la hauteur de cette immense ambition.

Un catalogue d'expo intéressant… mais non traduit

Le beau livre Game On, intéressante (quoique très hétérogène) compilation de textes, aurait pu tenir ce rôle de complément analytique… s'il avait été traduit en français. Cela ne diminue en rien, toutefois, la qualité du meilleur essai du recueil, "The art of contested spaces", signé par les universitaires Henry Jenkins et Kurt Squire. Un texte dense et lumineux qui sauve in extremis nos neurones de l'atrophie et compense presque à lui seul les défauts de l'expo. Extrait : "Le plus souvent, les critiques envisagent le jeu vidéo comme un art narratif, une forme participative de cinéma ou de littérature. Peut-être devrions-nous prendre un autre point de départ, en considérant le jeu vidéo comme un art spatial enraciné dans l'architecture, la peinture de paysages, la sculpture, le jardinage, ou la conception de parcs d'attraction. Les mondes virtuels sont des environnements totalement construits. Chaque élément a été placé à l'écran dans un but précis –façonner le gameplay, contribuer au ton et à l'atmosphère, encourager la performance, l'amusement, la compétition ou la collaboration. Si les jeux vidéo racontent des histoires, ils le font en organisant des éléments dans l'espace". Clap clap.

Bref : bien que Game On soit une expo décevante à certains égards, elle est agréable à traverser. On peut y rigoler, emmener ses amis, sa copine et ses gosses, verser sa petite larme nostalgique, être sporadiquement surpris. Pas de séisme intellectuel, juste du fun et un peu de pédagogie. C'est déjà ça.


>>> Game On, au Tri Postal de Lille du 19 Mai au 8 Août 2004, Avenue Willy Brandt (à côté de la Gare Lille Flandres), 1er étage.

Ouverture : mercredi et dimanche de 10h à 19h, du jeudi au samedi de 10h à 21h. Fermé les lundi et mardi.

Tarifs : 5 Euros tarif plein, 3 Euros tarif réduit, gratuit le jeudi de 18h à 21h.

Informations/réservations : 0890 39 2004, www.lille2004.com ; visite détaillée en anglais sur http://www.gameonweb.co.uk.


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French Touch

L'édition française de Game On présente quelques différences avec l'expo anglaise. La première, c'est le lieu, et donc la scénographie, joliment conçue par l'architecte Ludovic Smagghe. Amusante transposition d'un concept vidéoludique dans la réalité, une "warp zone" (pas une vraie, hein, juste des toilettes réaménagées) est dissimulée dans l'expo, et rend notamment hommage à la culture du record qu'entretiennent des sites comme Twingalaxies.com (vidéos en boucle de Mario 3 et de Quake 1 terminés en une dizaine de minutes). La deuxième, c'est la "zone patch", une série de créations françaises dispersées dans l'expo. Parmi elles, Flower Power Shooter 2004 (créé par feu TeamChman.com, virtuoses du web et game design en Flash), petit FPS paintball en LAN coloré et ultra-fluide qui évoque un level aérien de Quake 3 ; Nomad Soul, le jeu d'aventure orwellien, mystique et SF du mégalo David Cage, dont les musiques ont été écrites par Bowie et son guitariste Reeves Gabrels ; ou encore Profusion, dernière création des doués montpelliérains de Panoplie.fr : un très ambitieux jeu multigenre situé dans un écosystème microscopique, abstrait et cohérent, peuplé de nanorobots, et pour lequel le studio s'est inspiré, entre autres, des recherches formelles de l'architecture expérimentale, des livres de Eric Drexler sur les nanotechnologies, de la biologie et des concepts d'émotion artificielle ou d'intelligence en essaim.


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Photos



>>> La borne de Computer Space (71), premier jeu commercial de l'histoire. Ailleurs dans l'expo est montré l'ordinateur PDP-1, colosse de 120.000 $ sur lequel l'américain Steve Russell du MIT écrit, en 1962, le premier jeu vidéo, Spacewar !, dont une version Vectrex est présentée (les pointilleux ajouteront que le véritable ancêtre du jeu vidéo est en fait né en 1958, quand l'ingénieur américain William A. Higinbotham mit au point un ancêtre de Pong sur un oscilloscope). Spacewar ! inspira à Nolan Bushnell le concept de Computer Space.





>>> La section Arcade de l'expo, ses classiques impérissables et sa jolie frise Pac-Man dessinée par le graphiste Audric Bughin.



>>> La borne originale de Pong (72), premier succès commercial de l'histoire du jeu vidéo, ici émulé sur écran géant.



>>> Quelques dizaines de documents préparatoires sont dispersés dans l'expo. Parmi eux, des décors, personnages et/ou niveaux de Monkey Island 2, Max Payne ou LBA ; ou les post-its ayant permis à Rockstar de figurer et réorganiser la structure scénaristique de GTA3 (une manière de travailler également utilisée par les game designers de Nintendo).



>>> Dix lithographies de Yoshitaka Amano, qui a modelé les univers et les personnages de sept des onze Final Fantasy, sont exposées, ainsi que des tableaux d'Ocean Quigley, notamment designer de Sim City 3000 chez Maxis.



>>> Deux amusants dessins de Shigeru Miyamoto sont présentés.



>>> Snake surpris dans la Warp Zone.



>>> Un couloir où est projeté un assemblage de vidéos de jeux réalisé par Carbon Lodge.



>>> La section "Familles de jeux", qui suit la typologie établie par les frères le Diberder dans leur livre L'univers des jeux vidéo.

>>> La section japonaise de l'expo, en rouge, et la section Europe et Etats-Unis, en bleu.



>>> Couleurs vives, formes géométriques, jeux pseudo-éducatifs et consoles portables : la section "enfants".

Dossier écrit en juillet 2004 par Pierre Gaultier.